D’abord, la prudence. Avant la stupeur, l’enthousiasme, le vertige et les superlatifs, la circonspection : l’annonce faite ce lundi 17 mars 2014 par une équipe de scientifiques essentiellement américains doit-être vérifiée, confirmée, d’abord par leurs pairs, ensuite par de nouvelles analyses des données et enfin par de nouvelles observations. Voilà ; une fois cette précaution prise, et en admettant que cette observation soit finalement validée, ne boudons pas notre plaisir : la détection des « ondes gravitationnelles primordiales » serait l’une des plus belles découvertes astronomiques de ce début de siècle et l’un des plus beaux triomphes de l’histoire des sciences. C’est que, nous allons le voir, cette découverte touche à tous les grands symboles du récit scientifique moderne, constitutif de notre imago mundi : la relativité générale, la mécanique quantique, l’Univers, le big bang… rien que ça ! Une découverte, mais pas une surprise, puisque les cosmologistes – ces astronomes et physiciens qui étudient l’Univers considéré dans son ensemble, quoi que cela puisse vouloir dire – l’attendaient, l’espéraient, pour certains, depuis… plus de trente ans !
Venons-en donc à cette possible et extraordinaire observation… L’équipe de la collaboration Bicep 2, dirigée par John Kovac, du Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, aurait détecté pour la toute première fois les « ondes gravitationnelles primordiales », émises lors du big bang. Ou plus exactement, l’effet sur le rayonnement de fond cosmologique de ce rayonnement gravitationnel primordial. Bon, l’annonce, comme ça, semble absconse, mais la découverte est réellement fondamentale. Pour en saisir la portée, revenons à l’origine de cette observation, la théorie du big bang et le rayonnement de fond cosmologique. Pour les astrophysiciens, il existe désormais un modèle cosmologique, dit de concordance, qui explique à peu près tout de l’histoire de l’Univers depuis son origine jusqu’à nos jours. En quelques mots, notre univers – oui, il y en a peut-être d’autres, je vais y revenir… – serait apparu voici 13,8 milliards d’années, lors d’un événement singulier, le big bang. Au moment du big bang, l’Univers était tout à la fois plus dense et plus chaud qu’aujourd’hui, chaud et dense à tel point que la matière n’existait pas encore, et que les quatre forces fondamentales de la nature que nous connaissons aujourd’hui étaient peut-être fondues en une seule et même force. Et, débordant d’énergie, le cosmos dissipait celle-ci en grandissant : en clair, l’Univers, depuis le big bang, est en expansion, sa température baisse, sa densité diminue. Mais il n’y a pas de mots pour décrire l’Univers au moment du big bang, ni d’ailleurs de concept physique ou mathématique pour le concevoir : personne ne sait ce qu’est l’Univers à l’époque, si cette expression veut dire quelque chose, puisqu’il n’y avait peut-être ni espace ni temps à « ce moment là ». Pour les cosmologistes, qui utilisent les outils théoriques légués par leurs aînés voici un siècle, la relativité générale et la mécanique quantique, le big bang est une singularité, qui, espèrent-ils, entrera dans le giron d’une future théorie globale de l’Univers, qui pourrait s’appeler théorie des cordes, gravitation quantique à boucles, etc. Bref, la science est aujourd’hui muette quand il s’agit d’expliquer l’origine de l’Univers, même si certains physiciens ne renoncent pas à la tentation folle d’expliquer le « tout ».
Tache illusoire, probablement, puisque le big bang nous oppose un horizon des observations, qui est aussi sans doute un horizon du connaissable. En effet, ce big bang,
qui a eu lieu il y a 13,8 milliards d’années, les chercheurs ne peuvent pas l’observer. Ils ne le pourront probablement jamais : du point de vue astronomique, cet événement se situe à un redshift infini. Ce que cherchent les astronomes et les physiciens, se sont les traces du big bang dans le cosmos ultérieur, cela, oui, c’est accessible, c’est même l’histoire de l’Univers, que l’on reconstitue peu à peu, depuis les observations fondatrices d’Edwin Hubble au mont Wilson, voici un siècle. La preuve la plus spectaculaire et la plus convaincante du big bang, c’est bien sûr le fameux rayonnement fossile, ou rayonnement cosmologique, découvert en 1964, ce qui a valu à Arno Penzias et Robert Wilson le Prix Nobel de Physique 1978, rayonnement fossile photographié pour la première fois par le satellite américain Cobe, ce qui a valu à George Smoot et John Mather le Prix Nobel de Physique 2006. Cette image du rayonnement fossile, enregistrée de nouveau dans le rayonnement submillimétrique par le télescope spatial Planck en 2012, montre l’Univers tel qu’il existait 380 000 ans après le big bang. C’est le moment exact où le cosmos est devenu transparent au rayonnement. Avant, le cosmos était un brouillard de lumière brûlant, impénétrable. Après, l’expansion universelle aidant, la lumière émise a été définitivement libérée, comme la lumière du Soleil est libérée à sa surface, alors que son globe gazeux, lui, est opaque.
Cette image du Soleil est choisie à dessein. On peut en effet facilement s’imaginer à quoi ressemblait l’Univers à l’époque, 380 000 ans après le big bang : passez un scaphandre ultra résistant, et vous voilà flottant dans un bain de chaleur et de lumière aveuglante, un bain à 3000 °C, et un brouillard, brillant, partout, comme le Soleil… Ce que Planck a photographié, c’est cela, cette lumière infernale, mais diluée, refroidie après plus de 13 milliards d’années d’expansion universelle. Aujourd’hui, le cosmos baigne dans un bain glacial, à -270,42 °C et le ciel est noir, obscur.
Cette véritable photographie du cosmos ancien, prise par Planck, est fondamentale et définitive. Définitive, parce que les astronomes considèrent que, quelle que soit la puissance des télescopes à venir, ils n’obtiendront pas d’image de meilleure qualité. Fondamentale, parce que c’est notre seul moyen de remonter plus loin dans l’espace, plus tôt dans le temps… Car cette image, supposent les chercheurs, garde l’empreinte des événements qui ont marqué le cosmos depuis le big bang. Ce que montre, de façon spectaculaire Planck (après les satellites américains Cobe et Wmap), c’est que, dès cette époque, l’Univers est structuré : l’image n’est pas homogène, uniforme, elle est recouverte de taches, qui témoignent d’infimes différences de densité et de température dans le brouillard brûlant qu’était alors le cosmos.
Ces inhomogénéités, ces fluctuations, elles dateraient, pensent les astronomes, de l’époque primordiale de l’Univers, une époque datée – à partir d’une « instant zéro » arbitraire, fictif – de 10 puissance -35 seconde après le big bang. A cette époque, l’Univers, d’après les calculs, a une température de l’ordre de 10 puissance 30 degrés (oui, 1 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 degrés…), une densité de 10 puissance 90 (je vous fais grâce des 90 zéros après le 1), il est soumis tout à la fois aux règles de la relativité générale et de la mécanique quantique. C’est comme si l’Univers entier était quantique, c’est à dire soumis à de violentes perturbations à la fois spatiales et temporelles. Espace et temps, au sens commun du terme, n’existaient peut-être pas alors.
Et c’est la trace d’un événement crucial, fondateur, qui s’est passé à cette époque, que peut-être, l’équipe de Bicep 2 a détecté dans l’écho lumineux du big bang, le rayonnement cosmologique… Il y a plus de trente ans, trois physiciens russes et américain, Alexei Starobinsky, Andrei Linde et Alan Guth, ont imaginé un processus physique, baptisé inflation, pour résoudre des problèmes que posait le cosmos aux observateurs. En simplifiant un peu pour ne pas sortir du cadre de ce billet, l’Univers, dans le cadre de la théorie du big bang, était tout à la fois trop homogène et trop grand. Starobinsky, Linde et Guth ont proposé qu’après le big bang, un épisode d’accélération fulgurante – l’inflation – ait brutalement augmenté la taille de l’Univers par un facteur gigantesque, de plusieurs dizaines, ou centaines, d’ordres de grandeurs. Cette proposition, malgré son caractère ésotérique et ad hoc, s’est imposée progressivement, mais restait un peu gênante pour les scientifiques car bien difficile à démontrer…
Or, c’est une prédiction de cette phase fulgurante d’inflation que l’équipe Biceps 2 a peut-être confirmée ! D’après les cosmologistes, la phase d’inflation, dans un espace-temps soumis à de violentes fluctuations quantiques, a du produire des ondes gravitationnelles, c’est à dire des vibrations de l’espace-temps… Ces ondes gravitationnelles, en déformant l’espace-temps qu’elle ont traversé, ont du, selon toujours, les théoriciens, imprimer leur empreinte dans le cosmos primordial. Or, rappelons-nous, à l’époque, celui-ci est essentiellement un brouillard de particules élémentaires et de lumière… L’effet attendu du passage des ondes gravitationnelles dans l’Univers primordial, c’est une légère modification de la polarisation de la lumière – l’orientation du champ électromagnétique, pour être plus précis – un phénomène attendu, et recherché, par les astronomes dans le rayonnement de fond cosmologique depuis des années… Cet effet, appelé « polarisation de mode B » a donc été détecté pour la première fois par la collaboration Bicep 2 et cette observation provoque à son tour une immense clameur dans le monde astronomique, car ses implications sont extraordinaires.
Triomphe, d’abord, pour Albert Einstein, qui a indirectement postulé l’existence des ondes gravitationnelles via sa théorie de la relativité générale, qui décrit un espace-temps dynamique, déformable. L’observation de Bicep 2 validerait une nouvelle fois la relativité générale, même si il ne faut pas oublier que les ondes gravitationnelles ont déjà été indirectement observées, via l’accélération du couple de pulsars PSR B1913+16 par Russell Hulse et Joseph Taylor, observation qui leur a valu le Prix Nobel de Physique 1993. Triomphe, peut-être, aussi, pour Starobinsky, Linde et Guth en particulier, et la cosmologie contemporaine en général, puisque cette détection serait aussi un indice de la validité de la théorie de l’inflation. Immense espoir, enfin et surtout, pour les physiciens, qui verraient pour la première fois un signe, un indice, de la possible unification de la relativité générale et de la mécanique quantique, deux théories, l’une de l’infiniment grand, l’autre de l’infiniment petit, irréductiblement inconciliables depuis cent ans. Ces fluctuations quantiques de l’espace-temps, au moment du big bang, ouvriraient, enfin, la voie vers une théorie de la gravitation quantique, et permettraient d’aller voir plus près, encore, du big bang et de l’abstrait « instant zéro ».
Cette possible découverte ouvrirait donc un nouveau et immense champ d’étude à la physique et à la cosmologie, qui cherchent, encore une fois, à se retrouver dans une théorie universelle encore à écrire, une théorie de la gravitation quantique. Première conséquence, si l’observation est validée : une ribambelle de théories cosmologiques et physiques vont pouvoir être abandonnées, toutes celles qui ne prédisent pas cette polarisation de mode B. Seconde conséquence, les astronomes vont probablement proposer aux grands instituts internationaux de concevoir un nouveau satellite, un « super Planck » dédié à l’observation fine de la polarisation du rayonnement de fond.
Enfin, cette découverte, si elle confirmait que l’Univers a bien connu une phase d’inflation, pourrait donner du crédit aux modèles cosmologiques, étranges et vertigineux, défendus en particulier par le physicien américain d’origine russe Andrei Linde… Pour lui, l’inflation et le big bang sont un seul et même phénomène. Linde propose, depuis un quart de siècle, une théorie véritablement vertigineuse, hypnotique, « l’Univers inflationnaire éternel autoreproducteur ». Pour Linde, le big bang et notre cosmos ne sont qu’un aléa d’un multivers éternel et infini dans lequel des fluctuations quantiques engendreraient spontanément, de loin en loin, des univers en expansion… Un Univers d’univers, gigogne, infini, éternel. Une conception du monde qui demeurera théorique, qui ne sera jamais validée par l’observation. La grandeur et le drame de la cosmologie, c’est sa dimension irréductiblement métaphysique. Il est des questions posées au ciel qui demeureront à jamais sans réponse.