Entreprendre seul, une entreprise délicate

L’auto-entreprise devient la porte d’entrée par défaut vers la création d’entreprises individuelles. Mais il n’y a pas que ce statut pour se lancer en solo.

Faut-il l’élargir ou le restreindre, le péréniser ou n’en fairequ’un statut transitoire? Facile à obtenir, financièrement intéressant, le statut d’auto-entrepreneur connaît depuis sa création un tel succès qu’il n’arrête pas de susciter questionnements et polémiques: les artisans l’accusent de concurrence déloyale, et les statisticiens constatent que moins d’un auto-entrepreneur sur deux déclare un chiffre d’affaires. Et de fait: l’auto-entreprise est un statut pratique, qui permet d’héberger des activités d’appoint, mais il n’est que marginalement ce qu’il aurait dû être, autrement dit une porte d’entrée vers une activité d’entrepreneuriat à long terme.

S’il n’a pas entièrement rempli sa mission originelle, le statut n’en a pas moins été utile: il a blanchi bien des activités non déclarées, a permis à certains d’arrondir leurs fins de mois, et en a aidé d’autres à sauter sans traumatisme le pas vers l’entrepreneuriat. Enfin, comme le notait Gilles Bridier ici-même, il a démontré qu’il était, dans un pays connu pour sa complexité administrative, possible de créer une entreprise en quelques clics et, surtout, sans payer des charges sociales avant même de vendre le moindre produit ou service.

De quoi faire envie à tous les autres, travailleurs indépendants ou entrepreneurs en solo, ayant choisi d’autres statuts juridiques moins accommodants.

L’auto-entreprise érigée en modèle

La polémique a, une fois n’est pas coutume, débouché sur des solutions constructives et innovantes: tous les entrepreneurs individuels qui le souhaitent pourraient bien, à l’avenir, profiter de ces simplifications. C’est du moins le message central du rapport remis en décembre au gouverment par le député Laurent Grandguillaume et qui a, pour l’instant, été plutôt bien accueilli.

Si ses recommandations sont suivies par le gouvernement et le Parlement, les entrepreneurs individuels n’auraient plus le choix qu’entre deux statuts: un régime de droit commun dit «réel», et un régime au forfait. Tous ceux qui choisiraient le second se verraient donc ouvrir les facilités aujourd’hui réservée aux auto-entrepreneurs. Aussi longtemps, du moins, que leur chiffre d’affaires ne dépasse pas 32.000 euros par an pour les prestations de service et  81.000 euros pour les activités de commerce.

Mais l’idée étant bien que l'(auto)-entrepreneur ne se complaise pas dans ce statut, dès lors qu’il devient son activité principale, il est proposé que dès qu’il atteint un chiffre d’affaires intermédiaire (aux alentours de 20.000 euros), il soit encadré et aidé, notamment par des organismes de gestion agréés, qui l’aideraient à préparer son changement de statut et à sauter le pas en douceur vers la «vraie entreprise». Les auto-entrepreneurs se trouveraient du coup mieux accompagnés qu’aujourd’hui. La simplicité du statut comporte en effet un revers: elle ne contraint pas les créateurs en herbe à aller consulter les organismes d’appui à la création d’entreprises, ce qui, pourtant, accroît très sensiblement les chances de survie de l’entreprise.

S’il semble donc devoir s’ériger en porte d’entrée quasi-unique vers la création d’entreprises individuelles, l’auto-entrepreneuriat n’en est pourtant pas la seule.

La simplification drastique des formes d’entrepreneuriat

Le rapport de Laurent Grandguillaume ne se limite pas à ce sujet, il prône aussi une simplification généralisée des procédures, y comprispour les entrepreneurs «au réel», avec une réduction drastique du nombre de statuts possibles et une révision du mode de paiement des charges qui seraient plus proportionnées au chiffre d’affaires du moment. Le député souhaite aussi que soit érigée en principe la protection par défaut de l’habitation principale de l’entrepreneur qui ne rentrerait dans le patrimoine de l’entreprise qu’à la suite d’une action volontaire et réfléchie du créateur.

Toutes ces propositions, autrement dit, visent à adapter un peu mieux l’entrepreneuriat à une réalité incontournable: sa démocratisation galopante. Car tout un chacun aujourd’hui, par vocation, ou à l’occasion d’une période de chômage, peut-être amené, y compris pour une période limitée dans le temps, à travailler «à son compte». Quitte à revenir ensuite au statut de salarié.

L’entrepreneuriat salarié

Certains, du reste, sont allés au bout de cette logique: aujourd’hui, en effet, il est possible de choisir un statut d’«entrepreneur salarié». Deux notions a priori incompatibles. L’entrepreneur ne doit-il pas, en toute logique, créer son «entreprise» dont il devient tout à la fois chef et gérant, et vivre au rythme des aléas de la conjoncture?

Mais désormais, ceux qui souhaitent se lancer en solo peuvent concilier ces deux notions. Si leur activité reste modeste.

Ils peuvent, d’une part, se tourner vers les sociétés de portage salarial: ce sont des sociétés spécialisées, qui emploient des consultants indépendants. Coach, conseils en communication, consultants scientifiques… les métiers sont aussi divers que le terme est fourre-tout. Mais ces salariés ne sont pas tout à fait comme les autres: leur salaire dépend du chiffre d’affaires qu’ils apportent à la société de portage. Dans ce sens, ils restent bien entrepreneurs.

Juridiquement en revanche, les factures sont éditées par la société de portage qui conserve une commission, puis transforme ce chiffre d’affaires en salaire versé au «porté». Pour celui-ci, le système est bien plus coûteux que l’auto-entrepreneuriat –les charges se montant à environ 50% du chiffre d’affaires générés, contre 25% environ pour l’auto-entrepreneur. Mais il bénéficie en revanche du régime général de la sécurité sociale, et de l’assurance-chômage.  Si son activité périclite, il peut donc aller s’inscrire à Pôle Emploi, ce qui n’est pas le cas d’un autoentrepreneur[1]. Et s’il trouve ensuite un emploi salarié, il n’aura subi aucune rupture de statut pendant ce laps de temps. De plus en plus populaire, le portage, cependant, a été récemment limité aux populations cadres, et employées en CDI: le portage, comme l’auto-entrepreneuriat, servait parfois au salariat déguisé, et certains jouaient du portage comme de l’intermittence, alternant CDD et périodes de chômage.

Comparé à l’auto-entrepreneuriat, le portage n’est qu’une goutte d’eau dans la mare de l’emploi indépendant: il concernerait entre 30.000 et 50.000 personnes alors que, sur les onze premiers mois de  2013, il s’était créé plus de 256.000 auto-entreprises. Mais cette activité a connu une très forte progression ces dernières années, et même si les nouvelles contraintes pèseront sans nul doute sur son essor, elle témoigne d’un véritable besoin: celui d’une protection sociale indépendante du statut. Les «portés», en effet, préfèrent payer cher pour une protection sociale inchangée.

Tel est également le cas des adhérents à une CAE. La CAE, c’est une coopérative d’activité et d’emploi. Le principe des CAE pourrait sembler similaire à celui du portage: ici aussi, tout nouvel adhérent devient salarié en CDI de la coopérative. Et ici aussi, son salaire est exclusivement déterminé par le chiffre d’affaires qu’il apporte à la structure qui le lui reverse après paiement des charges sociales (et de frais de fonctionnement de la structure).

Mais la CAE va plus loin que la société de portage: tout d’abord, le salaire ici ne doit pas varier en dents de scie en fonction des contrats. Les revenus donc sont lissés autant que faire se peut. Les CAE en outre accueillent tous les statuts, cadres ou non cadres. Certaines sont même spécialisées (dans les métiers du bâtiment ou des services à la personne par exemple). Et enfin, les CAE appartiennent à l’économie sociale et solidaire (ESS): leur but n’est pas de dégager des profits en tant que tels (même si elles se doivent bien entendu d’être rentables) mais d’héberger des entrepreneurs, de les aider à prospérer, et , surtout, de les intégrer à un réseau d’autres adhérents avec lesquels ils peuvent partager talents ou clients. Les CAE se veulent, autrement dit, une sorte de grande entreprise où chaque indépendant peut faire son trou.

Ce statut reste encore très marginal. Coopérer pour Entreprendre, la plus grande des deux associations de CAE (avec Copea), affiche environ 4.000 salariés: une bagatelle.

N’empêche: les CAE tout comme les sociétés de portage salarial –lorsqu’elles sont bien régulées– prouvent qu’en matière d’emploi, qui dit innovation ne dit pas forcément précarité accrue. C’est à ce titre que ces structures sont désormais étudiées de près par les chercheurs et les administrations ministérielles. Le Conseil d’orientation pour l’emploi s’est lui aussi emparé du thème, et devrait publier au premier trimestre un rapport sur «l’évolution des formes d’emploi».

Slate

 

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