PORTRAITS CROISÉS D’UN DESTRIER CÉLESTE

PORTRAITS CROISÉS D’UN DESTRIER CÉLESTE

Elle émerge, telle une énigmatique pièce d’échecs cosmiques, des nuées gazeuses de la constellation d’Orion : la nébuleuse de la Tête de Cheval est l’une des plus célèbres icônes du ciel. Découverte sur une plaque photographique par l’astronome Williamina Fleming en 1888, la nébuleuse de la Tête de Cheval, appelée Barnard 33 par les astronomes, est aussi spectaculaire que discrète : presque impossible à observer, l’œil à l’oculaire d’un télescope d’amateur, elle ne se révèle véritablement qu’à la photographie en longue pose… De fait, c’est l’un des astres les plus photographiés, par les astronomes amateurs, mais pas seulement : les professionnels, pour se faire plaisir, orientent de temps à autres leurs instruments vers le ténébreux destrier céleste… Ces dernières semaines, les télescopes spatiaux Hubble et Herschel ont apporté leur contribution à la longue liste iconographique de cet astre.

Voici quelques années, la nébuleuse n’était bien connue que par le rayonnement visible qu’elle nous transmet, si l’on peut dire : dans le domaine visible – la lumière à laquelle nous sommes sensibles, entre 0,4 et 0,7 micromètre de longueur d’onde – la nébuleuse est totalement opaque. Constituée de gaz et de poussières interstellaires, elle est froide, dense et ne laisse donc échapper aucune lumière. Dense doit être ici pensé dans son acception astronomique : en réalité ce nuage interstellaire ne contient que quelques centaines d’atomes par centimètre-cube : selon des critères terrestres, il est quasiment vide !

La nébuleuse de la Tête de Cheval mesure environ deux années-lumière (soit vingt mille milliards de kilomètres) et se situe à environ 1600 années-lumière de la Terre, dans l’une des régions les plus jeunes de la Voie lactée. Là-bas, des milliers d’étoiles naissent actuellement, pratiquement sous nos yeux, enveloppées dans les langes nébuleux desquels elles émergent lentement. Parmi ces étoiles naissantes, les plus brillantes d’entre elles, des supergéantes bleues, vingt à trente fois plus massives que le Soleil et brillant dix à cent mille fois plus que lui, illuminent et chauffent le gaz autour d’elles. Leur souffle puissant modèle et sculpte les nébuleuses qui sont à leur portée. C’est ainsi que le couple d’étoiles supergéantes Sigma Orionis, situé à une quinzaine d’années-lumière seulement de la nébuleuse de la Tête de Cheval, noie celle-ci dans son rayonnement aveuglant. Le gaz, de l’hydrogène principalement, qui environne la nébuleuse est chauffé, ionisé par Sigma Orionis ; c’est d’ailleurs cet éclairage stellaire qui rend la Tête de Cheval visible, en ombre chinoise devant les nuées enflammées d’Orion…

La région de la nébuleuse de la Tête de Cheval, dans la constellation d'Orion. A gauche, une image prise dans le rayonnement visible, dans les années 1980, avec le télescope de Schmidt du mont Palomar. En haut du champ, l'étoile Alnitak, bien visible à l’œil nu ; c'est l'une des étoiles du Baudrier d'Orion. En dessous, la nébuleuse IC 434, éclairée par l'étoile Sigma Orionis, invisible sur cette image. Au centre, le même champ vu en infrarouge par le télescope Vista. A droite, une image prise en 2013 entre 70 et 250 microns de longueur d'onde avec le télescope spatial européen Herschel. Photos DSS2, Vista/ESO/ESA.

Mais la science, si elle nous révèle les merveilles du monde, parfois, aussi, le désenchante. Ainsi, jusqu’à ces dernières années, pouvait-on rêver à ce que dissimulaient les volutes opaques de la Tête de Cheval… Derrière ces rideaux de velours noirs, se cachait-elle une étoile à naître ? L’aspect compact et dense de la nébuleuse pouvait le laisser espérer. Mais il n’en est rien, comme l’ont révélé, petit à petit, les télescopes capables de percer les nuées gazeuses de la Tête de Cheval, et regarder à travers elle… Pour cela, les astronomes utilisent le rayonnement infrarouge, auquel la plupart des nébuleuses sont transparentes. Sur les deux photomontages qui illustrent cet article, trois images montrent la nébuleuse telle qu’elle apparaît dans le rayonnement visible, à gauche, et dans l’infrarouge, à droite. Le premier photomontage, en haut, montre des images du Very Large Telescope européen de 8 mètres de diamètre (à gauche), vers 0,5 micron de longueur d’onde, du télescope infrarouge Vista de 4 mètres (au centre), vers 1,3 micron de longueur d’onde et enfin du télescope spatial Hubble de 2,4 mètres, vers 1,6 micron. Sur les images de Vista et Hubble, la nébuleuse, transparente, se montre telle qu’est elle : vide. Les étoiles d’arrière-plan apparaissent, aucune trace d’embryon stellaire n’est visible, le ténébreux destrier céleste est stérile…

Stérile et mortel. Regardez-mieux : le fin liseré lumineux qui longe la Tête de Cheval, c’est son « front d’ionisation » : c’est là que le puissant rayonnement ultraviolet des étoiles de Sigma Orionis, progressivement, vaporise le gaz. Lentement mais sûrement, la nébuleuse de la Tête de Cheval se dilue dans l’espace interstellaire. Dans quelques millions d’années, elle aura disparu.

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