Internet permet de publier et d’échanger chaque jour des milliards de données, auxquelles accèdent plus de 2 milliards de personnes dans le monde. Cette masse d’information rend difficile, lorsque l’on mène une recherche, la différentiation entre le bruit de fond et les informations pertinentes et utiles. De plus, ces recherches sont chronophages et peuvent dépasser largement le temps que nous avons à y consacrer. Aujourd’hui, Google et les moteurs de recherche spécialisés comme Google Scholar reposent sur des algorithmes éprouvés. Mais ces algorithmes sont-ils suffisamment en phase avec le besoin des utilisateurs ? Et si le web avait besoin du cerveau humain pour trier et mettre en avant les informations pertinentes, et non pas une information basée sur la « popularité » et des opérations lexicales et sémantiques ?
La curation sur le World Wide Web ©Beboy-Fotolia
Web 2.0 : nouvelles pratiques, nouveaux usages
Pour répondre à ce besoin, c’est naturellement que des intermédiaires humains encapacités par la vague participative du web 2.0 sont venus affiner le tri de l’information et apporter un angle d’analyse et du contexte. Ils sont blogueurs, simples internautes ou bien community manager, nouveau type de profession dédié au web2.0. Un nouvel usage du web est apparu où l’information, après avoir été produite, est collectivement diffusée et filtrée par les internautes qui produisent ainsi des hiérarchies de l’information. Cette « massification du web » ouvre donc la voie à un internet centré sur l’utilisateur, qui par un rôle plus actif trouve des moyens pour améliorer la diffusion de l’information et filtrer celle-ci avec plus de pertinence. Aujourd’hui, cette nouvelle pratique a aussi été catégorisée et prend le nom de curation.
Le mot curation, contrairement à une idée reçue, ne provient pas d’un néologisme issu de l’anglais mais du monde des arts plastiques. Le curateur, nommé aussi « commissaire d’exposition », est responsable des expositions dans un musée ou une galerie. Il construit ces expositions et se place comme intermédiaire entre le public et les œuvres. En art contemporain, le curateur a aussi pour rôle d’interpréter les œuvres et de découvrir de nouveaux artistes et tendances du moment. De manière similaire sur le web, le curateur ou « content curator » en anglais a des fonctions de recherche, de tri, d’analyse, de travail éditorial et de diffusion. Le curateur peut ainsi partager en ligne l’information la plus pertinente sur un sujet spécifique. Il donne également du contexte à ses recherches sans être une simple chambre d’écho. Par exemple, il s’intéresse à des sujets de niches et à des thématiques qui peuvent ne pas ressortir dans une recherche classique. Il hiérarchise les informations et peut trouver de nouveaux moyens de les mettre en scène, de nouveaux types de visualisation. Son rôle est donc de trouver de nouveaux formats, des modes de consultation plus rapides et directs pour les internautes lorsque le temps dont nous disposons pour lire les informations est toujours plus restreint. La curation sur le web revêt une dimension sociale et relationnelle qui est centrale dans le travail du curateur. Chacun peut jouer le rôle de curateur et personnaliser, aborder sous un angle nouveau l’information qu’il ou elle nous invite à parcourir. Les recherches sont alors animées par des individus ne disposant pas d’une assise institutionnelle. Le terme anglais« powered by people » définit cette possibilité offerte de démocratiser les recherches.
Le monde de la recherche et de la culture scientifique n’échappe pas à ce mouvement. Le web2.0 offre au monde scientifique et aux sphères environnantes la possibilité de s’ouvrir à de nouveaux outils transformant les pratiques et les usages non seulement des chercheurs mais aussi des acteurs de la culture scientifique et technique (CST).
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La curation : une pratique nécessaire à la gestion de l’ « Open Science »
Le web 2.0 a permis de nouvelles pratiques émergeant d’une volonté de collaboration plus élargie, plus rapide dans un environnement plus libre et transparent. Nous sommes entrés dans l’ère d’un mouvement « open » : « open data », « open software », etc. En science, les expressions « open access » (accès libre aux publications scientifiques et aux résultats de la recherche) et « open science » apparaissant de plus en plus fréquemment.
La notion d’ « openscience » a émergé sur la toile, formant à différents endroits de la planète des niches de plus en plus importantes. L’ « open science » et ses dérivés tel que l’ « openaccess » donne à rêver d’une ère d’expertise collective et d’innovation ouverte à l’échelle internationale. Cette catalyse au sein de la science n’est possible qu’à une condition : l’émergence d’une réflexion sur les nouvelles pratiques et les nouveaux usages nécessaires à son maintien et à son expansion. Le partage d’information et de données à l’échelle internationale nécessite une gestion et organisation importante. La curation s’est alors imposée dans le milieu des sciences et des technologies. Elle s’est développée à la fois dans le monde de la recherche et dans celui de la culture scientifique et technique.
Curation : une gestion bibliographique collaborative pour le chercheur 2.0
La curation dans le monde de la recherche apparaît comme un prolongement logique de la veille scientifique et de la recherche bibliographique, qui sont les piliers du travail de chercheur. La curation sur le web ne fait qu’apporter une dimension supplémentaire à ce travail d’organisation et de hiérarchisation de l’information. Elle permet au chercheur de collaborer et de partager, tout en mettant en avant des travaux qui étaient restés dans l’ombre jusque-là.
Mendeley, Zotero sont à la fois des outils de recherche et de gestion bibliographique, qui permettent la création d’une bibliothèque en ligne. Il est alors possible de naviguer dans cette masse de données bibliographiques, référencées par le chercheur, via de multiples portes d’entrées : mots clefs, noms d’auteurs, date de publication… Ces « logiciels » permettent en outre de générer automatiquement les bibliographies d’articles dans les formats spécifiés par chaque revue scientifique. En plus de l’aide “logistique” qu’apportent ces outils, leur nouveauté repose sur la fonction de collaboration et de partage. Mendeley, Zotero offrent la possibilité de créer des groupes privés ou publics. Ces groupes permettent de partager une bibliographie avec d’autres chercheurs. Ils proposent aussi des forums de discussion utiles pour les échanges avec des chercheurs internationaux. Il existe d’autres outils comme EndNote et Papers, cependant ces logiciels sont payants et moins collaboratifs.
De nouvelles plateformes, véritables réseaux sociaux scientifiques, se sont développées. Parmi elles, le leader ResearchGate a été fondé en 2008 et revendique aujourd’hui 1,6 millions d’utilisateurs. Il s’agit d’une plateforme de recherche en ligne, mais surtout d’interactions sociales. Les chercheurs peuvent y créer leur profil, y former des groupes de discussion, mettre en ligne leurs travaux, chercher un emploi… D’autres réseaux sociaux professionnels pour les chercheurs font leur apparition, notamment MyScienceWork, qui est dédié à l’ « Open Access ».
Cette curation à l’ère de l’«open science » génère une accélération de la propagation de l’information et l’accès aux informations les plus pertinentes. Les commentaires post-publication sont autant de valeurs ajoutées au contenu. Outre des bénéfices pour la communauté, ces nouvelles pratiques modifient la place du chercheur dans la société en lui offrant de nouveaux lieux d’expression ouverts au public. La curation sur le web ouvre la voie à une e-réputation et à une nouvelle forme de notoriété dans la sphère scientifique internationale. Elle donne à chacun la possibilité de montrer les briques fondamentales de son travail à l’image des carnets de recherche Hypothèses.org en Sciences Humaines et Sociales. Cette position « observateur/observé » peut paraître contraignante car ce système oblige certainement à une plus grande rigueur dans le choix des articles que le chercheur référence.
Sommes-nous arrivés à l’ère d’un « chercheur 2.0 » ? Certainement, bien que cela reste encore réservé à une petite sphère. Les outils décrits précédemment sont largement utilisés pour la gestion bibliographique, mais le côté collaboratif reste moins utilisé. Il est difficile de faire évoluer les pratiques et les mentalités des chercheurs. Passer d’une science fermée à une science ouverte dans un monde où la compétition est rude, amène les chercheurs à avancer en tâtonnant. Ces nouveaux modes de partage peuvent encore être ressentis comme une menace contre le travail des chercheurs ou bien comme une activité trop longue et fastidieuse.
Curation et culture scientifique et technique : la création de réseaux hybrides
Un autre domaine où ces barrières sont certainement moins présentes est celui de la culture scientifique et technique. Ce vaste terme regroupe différents acteurs tels que des associations, des entreprises, des départements de communication des universités, des CCSTI, des journalistes… Un certain nombre de ces acteurs revendique de n’avoir pas seulement un rôle de vulgarisation de données scientifiques mais aussi une véritable mission de « mise en culture » de la science. La pratique de la curation offre alors une meilleure organisation et visibilité de l’information. Selon les acteurs, les bénéfices recherchés sont différents. Les services de communication d’une université utilisent de plus en plus le web 2.0 pour promouvoir leurs valeurs, à l’image par exemple de l’Université Paris 8 . Pour les entreprises, la curation offre la possibilité de se placer en tant que référent sur des thèmes constituant l’identité de la société. MyScienceWork, par exemple, a entamé un travail de curation sur les trois thématiques phares de son projet. Les éléments clefs de son identité sont essentiellement l’open access, les nouveaux usages et pratiques du web 2.0 dans le monde scientifique et les “femmes et sciences”. Il s’agit de se tenir informé des dernières actualités provenant de grandes institutions et des médias classiques tout en prenant en compte les articles et les liens des blogueurs qui apportent un autre angle de vue.
Des outils se sont également développés dans le but de répondre aux attentes de ces utilisateurs variés. Pearltrees et Scoopit sont des outils de curation généralistes largement utilisés par le “monde” de la CST. Pearltrees offre une représentation visuelle où chacune des pages référencées est représentée par une perle reliée aux autres par des branches. Le résultat : un arbre hiérarchisé de données. Ces cartes visuelles peuvent être partagées avec ses contacts. Un bel exemple de ce travail est celui de Sébastien Freudenthal qui utilise quotidiennement cet outil et offre un contenu riche référencé par thème dans le domaine des Sciences et du Web. Scoopit quant à lui offre une présentation plus classique avec une mise en page agréable rappelant une revue de presse. Il permet de référencer les articles de façon quasi automatique et rapide grâce à un plugin, mais aussi de les partager. Un outil spécifique pour le « monde » de la CST est le réseau social de la culture scientifique Knowtex qui, en plus de sa fonction de référencement et d’évaluation de liens, cherche à créer un espace interconnectant journalistes, artistes, médiateurs, designers, blogueurs, chercheurs, etc.
Ces différents outils sont quotidiennement utilisés par les divers acteurs de la CST, mais aussi par des chercheurs, des enseignants, etc. Ils rassemblent ces communautés autour d’une même pratique et favorisent de multiples échanges. Le développement de ces réseaux hybrides constitue certainement une brique élémentaire à la construction de l’ « Open Science », une piste d’approche pour créer de nouveaux liens entre science et société dépassant les limites géographiques classiques.